Valoriser les tourbières de la RDC
Sous la forêt tropicale congolaise se niche un « trésor de carbone ». Sa protection nécessite une économie prospère et durable
Un affluent du fleuve Congo riche en tourbières, à l’ouest de Mbandaka, en RDC.
image gracieuseté de Maxar.com
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La capitale congolaise Kinshasa s’étend sur la rive sud d’un coude turbulent et boueux du fleuve Congo. C’est ici que Glenn Bush, chercheur associé de Woodwell Climate, et Joseph Zambo, coordinateur des forêts et du changement climatique, ont rejoint d’autres chercheurs et responsables gouvernementaux dans les salles de conférence d’un hôtel du centre-ville pour un atelier de trois jours sur la tourbe.
Glenn Bush est un économiste et spécialiste des sciences sociales qui travaille depuis 16 ans en République démocratique du Congo (RDC), où il étudie les structures sociales et économiques qui déterminent l’utilisation des terres. Zambo est le reponsable de Woodwell Climate en RDC, et assure la liaison entre les résidents locaux, le gouvernement national et les chercheurs internationaux. Ces deux chercheurs se sont engagés à conseiller le gouvernement de RDC afin de l’aider à créer sa « contribution déterminée au niveau national » (CDN), qui définit l’engagement du pays à réduire ses émissions dans le cadre des Nations unies sur le changement climatique.
Les tourbières, un type d’écosystème humide, pourraient constituer un élément essentiel de la contribution de la RDC. Ces sols riches en carbone qui s’étendent sur de vastes surfaces de la forêt tropicale congolaise doivent impérativement être protégés. Des activités telles que l’agriculture, la déforestation et le changement climatique ont cependant déjà commencé à grignoter le précieux stock de carbone. Et une fois libérée, la tourbe prend des millénaires à se renouveler.
Qu’est-ce qu’une tourbière ?
Les tourbières du Congo se trouvent principalement dans les forêts humides et marécageuses dans le « centre du bassin » du Congo. Elles se forment sur les rives humides des cours d’eau – un environnement pauvre en oxygène qui ralentit le processus de décomposition, permettant à la matière organique de s’accumuler au fil du temps pour former un sol spongieux qui emprisonne le carbone, l’empêchant ainsi de rejoindre l’atmosphère.
Les tourbières se forment aux bords des canaux fluviaux, une zone souvent précieuse pour les usages humains.
photo de Nolan Kitts
La stabilité d’une tourbière dépend du taux d’humidité et des matières organiques. En cas d’assèchement d’un marais tourbeux, le carbone en contact avec l’air est immédiatement exposé à la décomposition et à l’érosion.
« Dès que les bactéries aérobies commencent à pénétrer dans la tourbière, explique Bush, tout ce carbone commence alors à devenir instable. Il est donc crucial d’éviter autant que possible de perturber cette tourbe. »
Mais, cette mesure est une action difficile à entreprendre de nos jours. La croissance démographique pousse les populations à s’enfoncer vers des marais boisés, exploités souvent pour l’agriculture, notamment pour la production du riz dans les zones humides ou la pisciculture, afin de subvenir aux besoins de leurs familles et de leurs communautés.
Les tourbières sont également extrêmement sensibles à la dégradation et à la déforestation dans le biome de la forêt tropicale. Au cœur du bassin du Congo, la forêt tropicale est en fait le moteur de la création de la plupart de ses propres pluies – la saison des pluies de printemps est déclenchée par l’humidité insufflée dans l’atmosphère par les plantes, plutôt que par le vent de la mer qui pénètre les terres. Face aux effets desséchants de la déforestation, le Congo est donc encore plus fragile que l’Amazonie.
« Pour chaque hectare de forêt perdu en Afrique, on perd proportionnellement plus de précipitations que pour une quantité similaire de forêt perdue en Amérique latine ou en Asie du Sud et du Sud-Est », explique Dr Mike Coe, directeur du programme Woodwell Climate Tropics.
Déforestation dans la forêt tropicale du Congo.
photo de Glenn Bush
Ce que nous ne savons pas sur les tourbières du Congo
Quelle est la superficie exacte des tourbières du bassin du Congo ? Et quelle serait la gravité de leur disparition en termes d’émissions ? La réponse à ces deux questions est « nous n’avons aucune donné précise ».
La recherche commence à peine à cartographier cet écosystème critique. Récemment, une équipe de chercheurs congolais et britanniques dirigée par le Dr Simon Lewis de l’université de Leeds a parcouru deux transects de 20 à 30 kilomètres de forêt marécageuse pour prélever des échantillons afin d’évaluer l’existence de tourbières. Ils en ont trouvé partout dans la forêt. Au total, on estime à 145 000 kilomètres carrés la superficie de la région.
carte par Christina Shintani
Cela représente environ 30 milliards de tonnes de carbone, soit plus de 20 fois les émissions annuelles de combustibles fossiles des États-Unis.
« Il ne s’agit que de deux transects dans l’ensemble du bassin du Congo, mais qui nous ont permis de recalibrer les modèles existants d’étendue et de qualité des tourbières, et cela démontre que nous visitons un trésor de carbone tropical », insiste Bush.
Protéger les tourbières, c’est lutter contre la pauvreté
Protéger les tourbières est crucial, mais dans la pratique, elle est difficile à mettre en œuvre. Pourquoi ?
À l’heure actuelle, les tourbières sont plus utiles pour les congolais en tant que ressources foncières permettant de produire de la nourriture, de chasser, de pêcher et de récolter des plantes et des matériaux de construction, qu’en tant que forêt intacte. Selon certaines estimations, plus de 90 % de la déforestation dans le pays a pour but de soutenir l’agriculture de subsistance. C’est une nécessité pour près des trois quarts de la population du pays qui vit avec moins de 2,15 $ par jour.
Les tourbières sont souvent converties en zones humides agricoles pour cultiver des cultures comme le riz.
photo de Matti Barthel et Joseph Zambo
En 2020, Zambo et Bush, accompagnés de Kathleen Savage, chercheuse principale à Woodwell, ont mené des études sur les méthodes d’intensification agricole dans les rizières humides, qui sont souvent créées sur des tourbières déboisées. L’application de techniques agricoles différentes, consistant à désherber et à s’occuper des plants de riz tout au long de la saison plutôt que de voyager et de revenir pour la récolte, permettaient un augmentation considérable des rendements sur la même surface, ce qui réduit la nécessité d’augmenter de grignoter la forêt pour augmenter la productivité.
« Rien qu’en s’occupant du riz, on pourrait peut-être sauver environ 30 % de la forêt », explique Savage.
Glenn Bush et Joseph Zambo mènent des enquêtes communautaires sur les attitudes à l’égard des pratiques agricoles durables.
photo de Nolan Kitts
Les agriculteurs ont reconnu les avantages de cette méthode, mais hésitent à l’adopter. En attendant la croissance du riz, le temps est souvent consacré à gagner un revenu supplémentaire pour les charges immédiates. Tabler sur un revenu plus conséquent à la fin de la saison est un risque qu’ils ne veulent pas toujours se permettre. Une bonne récolte n’est pas garantie ; les parasites, la sécheresse ou les inondations peuvent anéantir le travail d’une année, laissant les agriculteurs sans revenu. Cette fragilité pousse les populations à prendre des décisions difficiles quant à l’utilisation des forêts.
« La RDC ne dispose d’aucun filet de sécurité sociale », rappel Savage. « En fait, le filet de sécurité sociale, c’est la forêt – la chasse, l’abattage d’un arbre et la vente du bois parce qu’il vaut beaucoup d’argent. »
Une barge fait flotter des troncs d’arbres coupés sur le fleuve Congo.
photo de Nolan Kitts
Les marchés du carbone pourraient orienter l’argent vers les communautés forestières
Afin d’éviter la déforestation et la dégradation des tourbières, les communautés rurales devront trouver une autre source de revenus. Bush et Zambo ont discuté du potentiel des marchés du carbone pour fournir ces revenus.
Les marchés du carbone sont des systèmes d’échange qui attribuent une valeur monétaire à la prévention de l’émission de carbone dans l’atmosphère ou à son élimination active. Ils fonctionnent sur la base de la vente de « crédits carbone » qui représentent théoriquement une tonne métrique de carbone stockée ou séquestrée grâce à des pratiques de gestion des terres. Idéalement, l’argent provenant de leur achat va directement aux personnes qui gèrent les terres, qu’il s’agisse d’un agriculteur qui protège les forêts ou d’un groupe communautaire qui restaure les zones dégradées.
En réalité, les crédits carbone sont difficiles à vérifier en raison de la faiblesse des réglementations et du manque de données.
« Le problème du crédit carbone est que personne n’est vraiment sûr de la qualité et des normes de livraison, ni de la manière de les mesurer et de les contrôler, car il est évident que quelqu’un ne se présente pas à votre porte avec un sac rempli de carbone », nuance Bush.
Jusqu’à présent, la mise en œuvre du marché a été entravée par des accusations d’écoblanchiment de la part des entreprises polluantes qui achètent des compensations et par des programmes réglementaires gouvernementaux qui peinent à prouver le bénéfice sur le climat et la biodiversité. Bush et Zambo estiment néanmoins qu’une version de cette solution pourrait apporter des revenus plus conséquents directement aux agriculteurs si elle est bien appliquée.
Zambo s’adresse aux journalistes congolais sur la nouvelle économie climatique de la RDC lors de la COP28 à Dubaï.
photo de Heather Goldstone
Bush travaille avec l’équipe carbone de Woodwell Climate à l’élaboration d’un indice de capital paysager (ICP) qui utilise des normes scientifiques pour évaluer le potentiel de toute parcelle de terre à atténuer les effets du changement climatique et à offrir d’autres avantages tels que la biodiversité et le cycle de l’eau. Une fois affiné, l’indice fournira des données permettant de vérifier les crédits carbones.
Zambo s’est beaucoup a mené des discussions approfondies avec le ministère de l’Environnement sur le plan national zéro émission. Avec Bush, il espère qu’un marché du carbone soutenu par la science pourrait générer des moyens économiques pour financer de nombreux projets de développement durable décrits dans le plan.
« La validation du carbone stocké dans cet écosystème pourrait générer beaucoup d’argent dans le pays pour le développement », déclare Zambo.
Renforcer les capacités du Congo
Un autre obstacle à la mise en œuvre d’un marché du carbone efficace est de trouver des données disponibles pour alimenter l’ICP. Comme souligné par Bush, les données actuelles sur le carbone des tourbières ne sont basées que sur une fine tranche de l’ensemble du bassin. Le financement des projets de conservation au niveau local nécessite une compréhension beaucoup plus détaillée de l’étendue et de la qualité du carbone présent dans l’ensemble de l’écosystème. La collecte de ce type de données nécessitera davantage de scientifiques – des scientifiques congolais – et davantage de compétences techniques chez les fonctionnaires qui pourraient être responsables de la gestion des programmes de conservation à l’avenir.
« La RDC doit renforcer ses capacités en matière de cartographie des tourbières afin d’élaborer une stratégie nationale spécifique aux tourbières », explique Zambo.
L’atelier auquel ont participé Bush et Zambo à Kinshasa étaient principalement basé sur le renforcement des capacités.
« Cet atelier revêtait d’une importance capitale dans la mesure où il a permis le partage des connaissances et des avancées au sujet de la collecte de données sur les tourbières, devant permettre au gouvernement congolais d’identifier les données manquantes, de sensibiliser les parties prenantes et de créer des synergies entre les tourbières et d’autres initiatives climatiques », explique M. Zambo.
Il faudrait également appuyer les capacités scientifiques avec des ressources technologiques supplémentaires. Savage a travaillé avec l’assistante de recherche Zoë Dietrich pour mettre au point des chambres de surveillance du méthane portables et peu coûteuses, qui seront utilisées sur des sites de recherche de terrain au Brésil et en Alaska. Savage estime qu’il est possible d’adapter la conception de ces chambres pour la situation en RDC, afin de surveiller les flux de carbone dans les forêts des zones humides.
Un prototype de chambre flottante qui échantillonne de manière autonome les flux de méthane.
photo de Zoé Dietrich
« Actuellement, en termes de comptabilisation du carbone, [la RDC] utilise des mesures estimées à partir d’un autre pays similaire et l’on suppose que c’est également ce que font leurs forêts. Mais pour obtenir des chiffres précis, il faut vraiment passer à des mesures directes », explique Savage.
L’avenir durable de la RDC
Beaucoup reste à faire pour que les marchés du carbone deviennent un mécanisme de financement viable pour les grands efforts de conservation en RDC. La durabilité et la croissance économique se résumeront en fin de compte à fournir aux ménages ruraux des alternatives pragmatiques de subsistance et à développer un sentiment de sécurité financière. Mais Bush espère que l’enthousiasme suscité par leur potentiel pourrait contribuer à faire traverser l’impasse des discussions, non seulement sur la conservation et le climat, mais aussi sur la gouvernance économique du pays à plus grande échelle.
Zambo parle avec des vendeurs sur un marché local.
photo de Nolan Kitts
Après tout, le marché du carbone est un marché au même titre que ceux qui vendent des sacs de riz ou du bois de valeur.
« Une fois que les acheteurs et les vendeurs ont compris la valeur fondamentale de ce qu’ils achètent et vendent, ils ont besoin des mêmes conditions-cadres pour fonctionner que n’importe quel marché », explique Bush. « Bonne gouvernance, transparence et respect de l’État de droit. »
Zambo envisage également une solution. En raison des avantages qu’elles procurent à l’écosystème, la valorisation des tourbières peut contribuer à améliorer la situation partout en RDC.
« J’espère que la conservation, la protection, la gestion et le développement des tourbières et des forêts congolaises pourront être un moteur clé du développement durable du pays », conclut Zambo.